Sur le chemin
Cette route escarpée comme je la déteste ! Comme elle me fait souffrir, j'ai le souffle court, la sueur qui perle sur ma nuque, la peau collante. J'ai hâte que l'orage éclate enfin, j'étouffe. Mon cœur bat la chamade, je vais faire une pause, évidemment il ne peut plus supporter toute cette graisse qui l'entoure. Avec ce corps je vais finir par claquer avant l'heure, le docteur l'a bien dit « obésité morbide ». Est ce que ça changera vraiment quelque chose, le vide de la mort que sera-t-il face au vide de ma vie, celui que je ressens tous les jours, cet ennui, ce non sens de rien, ce dégoût de moi. Mes grosses cuisses qui frottent et qui me brûlent la peau, mes chevilles qui me font mal, mes seins qui pendent telles des mamelles informes sur mon ventre dégoulinant lui aussi, toute cette masse molle qui m'enrobe, que je me suis créée et qui me revoie l'image d'un être répugnant : moi. Je vais rentrer et à nouveau m'empiffrer vite fait, faire des allers retours à la cuisine, avaler, bouffer, me dégoûter, jusqu'à avoir mal au ventre, jusqu'à me sentir enfin pleine, et enfin combler cette solitude, cet affreux gouffre en moi, gouffre de moi, je ne suis rien, je me hais, comment, comment en suis je arrivée là.
Elle s'arrête sur le bord de la route, souhaitant que cette vie telle qu'elle est s'arrête, souhaitant une issue, une autre voie, sortir de cet engrenage de destruction. Elle pleure doucement, elle n'a plus la force de continuer ainsi, et cette côte encore longue avant d'arrivée chez elle, cette côte qui la nargue, et lui rappelle sa condition physique...
Sur cette même route, au loin apparaît un homme, il a une allure étrange comme sorti d'une autre époque, il porte une cape de laine noire sur le dos, une allure de chevalier, il marche bien droit, sa cape au vent, un regard bleu perçant. Elle le regarde approcher se sent cruche à pleurer. Il s’arrête à un mètre d'elle, et sans un mot l'observe.
« Vous cherchez le sentier ? Vous faites le chemin de st Jacques sans doute ? »
Elle s'essuie les joues, se sent mal à l'aise d'être regardée ainsi. Lui ne répond pas mais lui sourit, il lui tend la main. Maladroite elle l'accepte et se relève.
« Je... Vous.... » Elle avale se salive, il passe son pouce sur sa bouche pour l'inviter à se taire et le retire très lentement comme une caresse sur ses lèvres. Elle est troublée, se demande ce que lui veut cet étranger.
D'un voix grave et profonde, il lui dit : « Menez moi au sentier s'il vous plaît chère dame. » Elle avance avec lui, il marche doucement, côte à côte, quand au loin on aperçoit dans le ciel un éclair, l'orage approche.
« Je ne sais pas si c'est une bonne idée de continuer votre route, une bonne saucée va nous tomber dessus, il y a une auberge au village où vous aimeriez peut-être vous poser ce soir.
- Je n'ai pas d'argent pour les auberges, je préfère loger chez l'habitant, peut-être m'offrirez vous l'hospitalité pour la nuit ? »
Au même instant le tonnerre et, des énormes gouttes de pluie s'abattent sur eux, ils accélèrent le pas, comment refuser dans de pareilles circonstances. Il relève sa cape et la protége de la pluie, si près d'un inconnu, elle sent en elle une gêne mêlée d'une certaine excitation .
Ils arrivent devant sa maison, elle le fait entrer. Ses cheveux dégoulinent, ses vêtements collent à sa peau, elle se sent nue devant lui, elle file se changer et lui apporte une serviette pour qu'il se sèche. Il enlève sa chemise de lin mouillée devant elle, et en remet une autre tout droit sortie de son baluchon. Le corps musclé de cet homme, sa peau ambrée ruisselante, elle se sent en émoi, si elle s'attendait à pareille rencontre. Il allume le feu dans la cheminée, pendant qu'elle leur prépare un thé bien chaud. Tout ceci sans mots échangés, assis l'un à côté de l'autre, ils se regardent, et dans son regard elle ne voit pas de jugement, pas de pitié ni de dégoût, elle y voit de l’intérêt, de la bienveillance et même lui semble-t-il du désir.
« Pourquoi pleuriez vous sur cette route ?
- Oh pour rien.
- Vraiment, on pleure pour rien...
- Un coup de fatigue, d'où venez vous ?
- De bien loin, j'ai fait un long chemin pour vous trouver.
- Pour me trouver ?
- Oui. »
Il dégage les cheveux de son épaule, et laisse sa main sur son dos. Cela fait tellement d'années qu'aucun homme ne l'a touchée, et jamais avec une telle délicatesse. Elle a un peu peur, et surtout honte de son corps, comment peut-il avoir envie de la toucher, néanmoins elle se laisse faire, se laisse envoûter. Il s'assied sur le sol devant elle, plante son regard dans le sien, lui caresse les cuisses, très lentement, remonte ses mains sur ses hanches, colle son front au sien, l'embrasse, la déguste, la savoure. Son corps haï, meurtri, mal traité, son fardeau, redevient un objet de plaisir, de sensations, d'amour. Ils ne sont plus que chair, que désir, fusion.
La nuit est délicieuse, magique, irréelle . Au petit matin, elle croit avoir rêvé, mais non il est là près d'elle. Elle sait qu'aujourd'hui il repartira et que le rêve s'évanouira. En se levant il l'embrasse et la câline. Elle prépare le petit déjeuner déjà mélancolique.
« Tu te prépares, on y va.
- On va où ?
- Pardi sur le chemin.
- Mais voyons, je ne fais pas la route de Saint Jacques, j'en serai bien incapable.
- Moi non plus, je ne suis pas un pèlerin, je suis venue te chercher, et maintenant que je t'ai trouvé, je t'emmène sur le chemin.
- Mais quel chemin ?
- Celui de la vie, celui de l'amour, celui que nous construirons ensemble.
- Mais voyons on ne se connaît même pas.
- Apprenons. »
Décidément cet homme doit être fou, mais la joie qui l'habite aujourd'hui n'a pas de prix. Alors oui, elle décide de le suivre, et d'aller se remplir du monde, de laisser son poids derrière elle, et d'avancer dans la légèreté du petit matin pour ne plus se détruire et enfin se nourrir de la vie.
merci à Leiloona qui propose ses ateliers d'écriture sur http://www.bricabook.fr/
photo de Romaric Cazaux
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